32 réacteurs des 56 réacteurs nucléaires arrêtés 1.9.2022
Fissures dans des circuits de sauvegarde de réacteurs du parc nucléaire d'EDF
mercredi, 15 juin 2022 / article de Bernard Laponche
Polytechnicien, Docteur e?s sciences et en e?conomie de l'e?nergie, Bernard Laponche a e?te? inge?nieur au Commissariat a? l'e?nergie atomique (CEA), responsable syndical a? la CFDT, puis directeur ge?ne?ral de l'Agence Franc?aise pour la Mai?trise de l'E?nergie (AFME) dans les anne?es 80. Co-fondateur avec Florence Rosenstiel et directeur du bureau d'e?tude ICE (International Conseil Energie) de 1988 a? 1998, il a e?te? conseiller pour l'e?nergie et la su?rete? nucle?aire aupre?s de la Ministre de l'ame?nagement du territoire et de l'environnement Dominique Voynet en 1998 et 1999. Aujourd'hui consultant international en politiques et en mai?trise de l'e?nergie, il a exerce? et exerce ses activite?s en France et au niveau international, notamment dans les pays d'Europe centrale et orientale et de la CEI et dans les pays du Maghreb, en particulier dans le cadre de la coope?ration internationale de l'Agence de l'environnement et de la mai?trise de l'e?nergie (ADEME) et de l'Agence Franc?aise de De?veloppement (AFD). Il est l'auteur ou le co-auteur de plusieurs ouvrages relatifs a? la question e?nerge?tique, tels que Mai?trise de l'e?nergie pour un monde vivable (avec Bernard Jamet, Michel Colombier et Sophie Attali, E?ditions ICE, 1997), Mai?triser la consommation d'e?nergie (E?ditions Le Pommier, 2004) ou Cette e?nergie qui nous manque (Cosmopolitiques n°9, en collaboration, E?ditions Apoge?e, 2005)… Il a e?galement publie?, avec Benjamin Dessus et apre?s la catastrophe de Fukushima, l'ouvrage En finir avec le nucle?aire. Pourquoi et comment (E?dition du Seuil, Collection Sciences, 2011).
L'information d'EDF a? l'ASN, le 21 octobre 2021, de la de?tection de fissures sur un circuit de refroidissement de secours du re?acteur n°1 de la centrale de Civaux, puis de l'arre?t des trois autres re?acteurs de 1500 MW de puissance e?lectrique nette (palier N4 [1]) et du re?acteur de Penly n°1 (1300 MW) pour le me?me motif, re?duisant la capacite? the?orique du parc de 10% environ, suivis de la de?couverte des me?mes de?fauts sur un nombre important de re?acteurs a? l'occasion de leurs arre?ts programme?s, a plonge? le monde des « observateurs » dans la side?ration, la perte de production entrai?ne?e par cette de?cision e?tant la preuve me?me de la gravite? de cette de?couverte.
La cause de cette se?rie de de?cisions, approuve?e par l'Autorite? de su?rete? nucle?aire (ASN), serait la de?couverte, confirme?e par des contro?les plus approfondis, apre?s de?coupage des portions de tuyaux incrimine?s, de fissures sur les soudures des tuyaux de circuits de refroidissement : circuit d'injection de se?curite? (RIS) et circuit de refroidissement a? l'arre?t (RRA) du fait d'une « corrosion sous contrainte (CSC) ».
Le chapitre 1 de ce document pre?sente les informations a? notre disposition fin mai 2022, de la part d'EDF, de l'IRSN et de l'ASN, sur la de?couverte de ces fissures sur les circuits RIS et RRA d'un certain nombre de re?acteurs. Il apparai?t tout d'abord que la « corrosion sous contrainte », cite?e a? maintes reprises, est en fait un terme tre?s vague qui peut s'appliquer a? des phe?nome?nes diffe?rents : « la corrosion sous contrainte se caracte?rise par la fissuration d'un mate?riau… les contraintes sont lie?es aux ope?rations de fabrication et en particulier aux ope?rations de soudage… ».
Le risque est se?rieux : « Si les de?fauts de?tecte?s sur les soudures e?voluent, ils peuvent provoquer une bre?che sur le circuit principal de refroidissement du re?acteur. Le risque est donc de ge?ne?rer une situation d'accident nucle?aire ». Ce qui explique et justifie l'arre?t par EDF des quatre re?acteurs de 1500 MW, de?s la de?couverte du phe?nome?ne. Le phe?nome?ne serait multifactoriel : me?canisme de de?gradation qui fait intervenir simultane?ment le mate?riau et ses caracte?ristiques intrinse?ques, les sollicitations me?caniques auxquelles il est soumis et la nature du fluide qui y circule. Plus re?cemment : le facteur dominant selon l'ASN serait la « ge?ome?trie » des circuits concerne?s et ensuite les soudages, tandis qu'EDF propose une nouvelle et troisie?me explication, la stratification thermique, comme origine principale des contraintes.
Ce sont les lettres de l'ASN a? EDF le 1er fe?vrier, 24 fe?vrier et 11 avril 2022 qui, progressivement, montrent l'ampleur et l'extension du proble?me : concentration sur la question des soudages, contro?les sur les deux circuits de RIS et RRA sur tous les re?acteurs et surtout « la confirmation de pre?sence de corrosion sous contrainte sur une soudure recontro?le?e doit conduire EDF a? re?interroger la situation des autres soudures du re?acteur ».
Enfin, on note, tant de la part de l'IRSN que de la part de l'ASN dans ses inspections, la pre?occupation de la radioprotection des travailleurs intervenant sur les mesures de contro?le. Tout cela, curieusement, sans aucune re?fe?rence au passe?, tant du point de vue de ce qui s'est passe? a? la fin des anne?es 1990, que des nombreuses e?tudes et expe?rimentations que nous pre?sentons dans les chapitres suivants.
Le chapitre 2, « historique », revient sur ce qui s'est passe? en mai 1998 sur le re?acteur 1 de la centrale de Civaux, de 1500 MW de puissance e?lectrique nette (palier N4), peu de temps apre?s son de?marrage : une fuite importante d'eau s'est produite sur l'une des voies du circuit RRA, provoque?e par une fissuration traversante. L'expertise du coude concerne? a re?ve?le? une fissuration par fatigue thermique, due aux conditions de me?lange de?favorable entre le fluide froid et le fluide chaud. La me?me constatation a e?te? faite sur les trois autres re?acteurs du palier N4 mais d'autres fissures ont e?te? constate?es. Enfin, il apparai?t que la situation de Civaux n° 1 e?tait diffe?rente de celle des autres re?acteurs N4, essentiellement du fait du proce?de? de soudure. Alors que le phe?nome?ne n'e?tait pas totalement e?lucide? (« Les premie?res mode?lisations n'ont pas permis d'expliquer inte?gralement la localisation et l'ampleur des de?gradations observe?es ») la de?cision a e?te? prise de remplacer des tronc?ons de RRA de tous les 58 re?acteurs en fonctionnement, de 1998 a? 2000, un bon nombre d'entre eux curieusement sans contro?le pre?alable.
On retient de cette expe?rience historique la complexite? du proble?me : pour chaque palier, voire chaque re?acteur, il faudrait connai?tre le dessin et l'alliage de la tuyauterie, le nombre de coudes et de soudures, la me?thode de soudure et la ge?ome?trie de la tuyauterie concerne?e afin d'expliquer la nature et la ou les causes de la fissuration, avec en premie?re ligne la question du soudage.
Se pose aujourd'hui la question de la comparaison entre la situation des fissures de?tecte?es en 2022 sur les circuits de sauvegarde des re?acteurs a? celle de 1998, tant sur les circuits concerne?s que sur l'emplacement des tronc?ons de?coupe?s dans les deux cas et remplace?s en 1998-2000, comme sur la nature des fissures et les causes pre?sume?es de leur apparition.
Le chapitre 3 s'inte?resse a? ce qui s'est passe? aux Etats-Unis en 1975 a? la suite de la de?couverte de fissures dans des circuits de sauvegarde de re?acteurs nucle?aires. Le 5 fe?vrier 1975, s'est tenue une longue audition sur la question des fissures de?tecte?es sur un certain nombre de re?acteurs, par le Comite? de l'Energie Atomique du Congre?s des Etats-Unis du pre?sident de l'Autorite? de su?rete? nucle?aire (NRC : Nuclear Regulatory Commission) et de son e?quipe, autorite? inde?pendante qui venait d'e?tre cre?e?e un mois avant, ainsi que du repre?sentant de l'association « Union of Concerned Scientists » d'experts critiques sur la su?rete? des re?acteurs e?lectronucle?aires. Le rapport tre?s complet et de?taille? de ces auditions nous apprend que, a? la suite de la de?couverte de fissures sur un circuit de sauvegarde d'un re?acteur a? uranium enrichi et eau bouillante (BWR), la NRC a ordonne? l'arre?t des 27 re?acteurs en fonctionnement de cette filie?re. Sur un certain nombre d'entre eux la pre?sence de fissures a e?te? confirme?e et les tronc?ons de tuyauterie concerne?s ont e?te? soit re?pare?s, soit remplace?s.
De nombreuses e?tudes ont e?te? consacre?es aux Etats-Unis sur la compre?hension de ce phe?nome?ne. Mais, comme cela transparaissait de?ja? dans les e?changes de 1975, sans re?sultat probant, sinon probablement sa nature multifactorielle, avec au premier rang la qualite? des soudages ainsi que la ge?ome?trie des circuits concerne?s.
On est frappe? de constater la similitude des interrogations et incertitudes manifeste?es en 1975 aux Etats-Unis et celles que nous pouvons constater en France en 2022.
Le chapitre 4 remonte dans le temps : il existe une litte?rature tre?s nombreuse d'e?tudes, recherches et essais sur les phe?nome?nes de fissuration constate?s en 2021-2022 pre?sente?s au chapitre 1, sous le terme tre?s ge?ne?ral
de corrosion sous contrainte (CSC). Des avis et rapports de l'IRSN de 2020 rappellent les e?ve?nements de 1998 et le remplacement des zones de me?lange des circuits RRA sur la totalite? du parc des re?acteurs d'EDF. Toujours en 2020, un avis de l'IRSN signale la CSC sur des alliages a? base de nickel.
La constatation de fissures sur Dampierre n°4 en 2012, des travaux du CEA en 2008 le rapport scientifique et technique de l'IRSN en 2005 sur « la fatigue thermique des zones de me?lange », des articles d'EDF et de Framatome en 2000 et 2005, le rapport du CEA de 2004, le rapport d'information sur Bugey en 1983 et les articles de la Gazette Nucle?aire du GSIEN en 1999 te?moignent de l'existence de ce phe?nome?ne depuis longtemps et des efforts de?ploye?s, tant par les concepteurs que le constructeur, l'exploitant et l'organisme de recherche pour en fournir une explication satisfaisante.
On en retient le sentiment qu'aucune explication satisfaisante n'a e?te? pre?sente?e, ce qui pourrait expliquer le silence sur cette longue liste d'e?ve?nements passe?s, de recherches et d'essais. Ce qui est inquie?tant est qu'il semble bien que l'on soit dans la me?me situation en 2022, ce qui pourrait remettre en cause la solution du de?coupage et du remplacement des morceaux de tuyauteries ou? une ou des fissures ont e?te? de?tecte?es sans e?tre assure? que cette ope?ration, de?licate et longue, soit la bonne solution, surtout si le dessin des tuyauteries concerne?es e?tait la cause principale des fissures.
Le chapitre 5 pre?sente nos recherches documentaires qui nous ont permis de « de?couvrir » deux autres explications possibles de la fissuration des tuyauteries, la fissuration par liquation et la fissuration par solidification. En ce qui concerne la premie?re, deux articles en anglais datant respectivement de 1980 et 1992 font e?tat de la possibilite? de se?paration par e?chauffement d'un alliage de deux me?taux de fusibilite?s diffe?rentes, de?finition de la liquation, qui se produirait dans la zone affecte?e soit par la chaleur dans le mate?riau de base, soit dans le me?tal de soudure de?pose? lors d'un passage ulte?rieur. Ce type de fissuration serait particulie?rement re?pandu dans les alliages a? forte teneur en nickel ainsi que dans les aciers inoxydables auste?nitiques.
D'autre part, la the?se de M. Giai Tran Van pre?sente?e en mai 2019 pre?sente le phe?nome?ne de la fissuration a? chaud par liquation et l'applique, notamment par la pre?sentation d'essais expe?rimentaux et de mode?les mathe?matiques, a? l'importance de la teneur en bore pour l'acier auste?nitique 316L que l'on trouve justement dans les circuits RIS et RRA.
La fissuration a? chaud en cours de solidification d'un acier inoxydable auste?nitique est pre?sente?e dans la the?se de M. Kerrouault, rapport CEA de mars 2001, qui parai?t bien re?pondre a? certaines de nos pre?occupations et concerne le soudage. Plusieurs types de de?fauts peuvent se former lors d'une ope?ration de soudage.
En conclusion, le plus e?tonnant dans cette « affaire des fissures » est le fait qu'aucun des trois grands protagonistes de cette crise, EDF-Framatome, ASN et IRSN n'ait informe? qu'une situation semblable de fissures dans le circuit RRA s'e?tait de?ja? produite en 1998, attribue?es a? la fatigue thermique due aux conditions de me?lange de?favorable entre le fluide froid et le fluide chaud. Et que, en 1999, 2000 et 2001, les tronc?ons de RRA sur tous les 58 re?acteurs du parc ont e?te? de?coupe?s et remplace?s.
A l'image de ce qui s'est produit il y a vingt ans, il est donc probable qu'en 2022, l'ensemble des 56 re?acteurs en fonctionnement soit concerne?, a? des degre?s divers y compris ceux du palier 900 MW, ceux des paliers 1500 MW et 1300 MW ayant e?te? de?ja? re?ve?le? apre?s contro?le, la pre?sence de fissures attribue?es a? une corrosion sous contrainte. Alors que l'IRSN ne fait en 2022 qu'une bre?ve allusion aux « e?tudes et recherches » sur la question de l'origine de ces fissures par corrosion sous contrainte, on s'aperc?oit que ce phe?nome?ne a fait l'objet de travaux de recherche tre?s importants depuis longtemps, non seulement de l'IRSN, mais e?galement du CEA, de Framatome et d'EDF et que de nombreuses publications scientifiques (articles et the?ses) lui ont e?te? consacre?es, de?s les anne?es 1970.
On comprend par cette revue scientifique que le phe?nome?ne me?tallurgique conduisant aux fissures est ge?ne?rique et touche l'ensemble du parc et se reproduit sur les zones de soudure des coudes du circuit d'injection de se?curite? (RIS) et du circuit de refroidissement a? l'arre?t (RRA), et peut-e?tre sur d'autres circuits. Les essais expe?rimentaux et me?thodes de calcul aboutissent, selon les auteurs, a? diffe?rentes propositions d'explication du phe?nome?ne. L'impression qui s'en de?gage, comme d'ailleurs dans les de?clarations les plus re?centes, est que l'on ne connai?t pas tre?s bien l'origine de ces fissures, sinon que la cause et tre?s probablement multifactorielle, impliquant le mate?riau lui-me?me, les me?thodes de soudure et la conception des circuits.
Alors que ces fissures sont pre?sente?es actuellement comme le re?sultat d'une corrosion sous contrainte, terme tre?s ge?ne?ral, il parai?t indispensable d'e?tudier trois parame?tres qui semblent de?terminants : le dessin des circuits, la composition exacte de l'acier inoxydable 316 L ou autre, ainsi que l'alliage et le processus de soudage qui ont e?te? e?volutifs selon les paliers, voire les re?acteurs concerne?s, questions qui ont e?te? pose?es de fac?on pre?cise a? EDF-Framatome par l'ASN. C'est en lien avec ces questions que nous avons e?galement pre?sente? la fissuration par liquation et la fissuration a? chaud en cours de solidification.
Il est trop to?t pour se prononcer car peu d'information est donne?e sur le re?sultat des analyses re?alise?es sur les tronc?ons des tuyauteries de RIS et RRA qui ont e?te? de?coupe?s dans ce but. Mais il n'est pas certain que le de?coupage et le remplacement du tronc?on concerne? soient suffisants au regard du nombre de coudes et de soudures que comportent les circuits RRA et RIS.
En tout e?tat de cause, si la vulne?rabilite? des 900 MW e?tait confirme?e, la question de l'allongement de la dure?e de fonctionnement de ces re?acteurs au-dela? de 40 ans devrait e?tre re?examine?e. Il faudrait e?galement examiner la possibilite? que les re?acteurs EPR de Flamanville, Olkiluoto et Tai?shan, ainsi que ceux en construction a? Hinkley Point, soient eux-me?mes concerne?s, dans la mesure ou? ils ont e?te? conc?us sur la base du palier N4 de 1500 MW.
Lire l'article complet sur le site GLOBAL CHANCE:
https://www.global-chance.org/Fissures-dans-des-circuits-de-sauvegarde-de-reacteurs-du-parc
-[1] Les documents e?manant de l'IRSN et de l'ASN font syste?matiquement re?fe?rence aux « re?acteurs de 1450 MW » pour les re?acteurs du palier N4, deux a? Civaux et 2 a? Chooz B. En re?alite?, la puissance e?lectrique nette de ces re?acteurs est de 1495 MW pour Civaux et 1500 MW pour Chooz B (source : CEA – Elecnuc). Nous avons donc indique? une puissance nette de 1500 MW pour ces 4 re?acteurs dans l'ensemble de ce rapport.